Les clés parfois se transforment en chaînes

Christelle Hide et Catherine Mengelle nous proposent un article woke à deux voix, deux textes en résonances, aux effets bénéfiques dans ce monde de brutes.

Que l’esprit de la narrative puisse ouvrir plus grandes encore les portes de nos ripostes poétiques.

Alexandre Mougne


Le texte de Christelle

L’identité, délicate mosaïque d’histoires, est une œuvre en mouvement, un élan perpétuel de récits tissés dans le clair-obscur des relations humaines. Les pratiques narratives de Michael White et David Epston offrent une vision rare et lumineuse : l’identité n’est pas une forteresse immuable, un bloc figé dans le marbre des catégorisations mais un fleuve sinueux, nourri par mille affluents – des expériences vécues, des rencontres, des contextes mouvants. Elle est ce dialogue infini entre ce que l’on a été, ce que l’on raconte et ce que l’on devient.

Dans cette perspective, raconter son histoire est un acte d’émancipation qui nous libère des récits imposés par la société, ces prisons invisibles où l’on nous enferme sans bruit. Dans cette approche, l’individu n’est pas un simple porteur d’étiquettes mais un être relationnel et narratif, un écrivain de l’intime qui peut choisir de réécrire, de revisiter, de se réinventer. Il s’agit d’une liberté essentielle, celle de refuser les récits qui nous rétrécissent, de briser les chaînes des narrations oppressives pour tracer des chemins nouveaux dans la texture de soi.

Ce champ des possibles ouvert par l'approche narrative est entré en résonance puissante avec les dynamiques militantes de notre époque. Le mouvement "woke", dans sa quête urgente de justice sociale, se dresse contre les récits hégémoniques qui perpétuent les déséquilibres de pouvoir. Il cherche à donner voix à ceux que l’Histoire a réduits au silence. Mais, dans cette noble entreprise, ceux qui hurlent contre ces récits imposés pour mieux les briser, tombent parfois dans un piège subtil : ils substituent à une oppression une autre forme de rigueur, une autre grammaire de l’identité où l’individu devient un symbole, une figure abstraite inscrite dans une lutte qui le dépasse.

L’identité n’est plus une rivière changeante mais une statue immobile, un tableau fixe où chaque être serait défini par des marqueurs inaltérables – couleur de peau, genre, orientation sexuelle, classe sociale. Et ces catégories, nécessaires pour éclairer les angles morts de l'Histoire et rendre visibles des systèmes d’oppression, deviennent des cages où l’individu cesse d’être une histoire vivante pour devenir un symbole, une abstraction figée. Les clés parfois se transforment en chaînes.

Là où White et Epston nous invitent à déconstruire les récits contraignants, à libérer l’agentivité, certaines dérives contemporaines semblent, à l’inverse, enfermer. L’individu n’est plus un auteur mais le miroir d’un collectif, un personnage contraint de réciter un script identitaire prédéfini où toute nuance, toute divergence devient suspecte, comme si l’écart était une trahison. Et dans ce rôle, l’étrange magie d’être vivant s’éteint peu à peu.

Mais l’identité ne saurait se réduire à une somme de déterminations. Elle est ce souffle qui échappe toujours. Ce territoire mouvant où se croisent les vents des récits personnels et collectifs. Elle est une conversation, une tension fertile, un espace où l’on écoute et où l’on répond, où les histoires s’entrechoquent, se contredisent, se transforment. L’identité riche, profonde, est celle qui s’invente à la croisée des luttes et des singularités, celle qui célèbre à la fois les combats communs et les nuances infinies des expériences humaines.

Ainsi, le défi de notre temps serait peut-être de bâtir un pont, un espace fragile et précieux où ces deux mondes – celui des luttes collectives et celui de la liberté narrative – pourraient se rencontrer. Un lieu où les récits individuels ne seraient pas étouffés par les exigences du collectif mais où les luttes pour l’égalité sauraient honorer la complexité et la profondeur de chaque parcours humain.

Car l’identité est un art, une poésie en devenir. Cet espace d’émerveillement où l’on peut à la fois se raconter et se réinventer, où l’on peut appartenir et se distinguer. Où l’on peut refuser d’être figé pour embrasser l’infini des possibles. Bien sûr, nous ne sommes jamais entièrement nous-mêmes. Nous sommes faits de fragments d’autres, de morceaux de vie que nous n’avons pas toujours vécus et il y a une beauté sans pareille dans cette incertitude. Dans cette danse fragile entre le collectif et l’individuel. Entre le cri des luttes...et le murmure des récits personnels.

La résonance de Catherine

Je me demande, avec beaucoup de jalousie et d’admiration à la fois, d’où vient cette langue merveilleuse qui permet à Christelle de si bien exprimer l’essence narrative. En même temps, je suis tellement heureuse de voir comme ces idées s’inscrivent magnifiquement dans notre propre langue, en dehors de l’influence « coloniale » de l’anglais. Les langues transmettent beaucoup plus que de simples traductions. Elles « interprètent » culturellement ce qui vient d’un autre monde, et ainsi elles se l’approprient.

Je suis à ce propos révoltée des paroles de Macron que je lis ce matin dans la presse régionale où il qualifie les langues régionales « d’instrument de division de la nation ». C’est une remarque extrêmement offensante vis à vis de mes grands-parents bilingues (occitan-français) qui ont vécu l’enfer pour raison de résistance patriotique lors la 2ème guerre mondiale.

Or une langue transmet une certaine vision du monde. Les langues régionales offrent des modes de pensée alternatifs, et bien souvent d’autres façons de comprendre notre lien avec le vivant et les éléments naturels. Opprimer une langue, c’est chercher à anéantir la culture d’une communauté au profit d’intérêts politico-économiques dominants. C’est cela la pensée « woke », une forme d’état d’éveil face à l’injustice, portée par de nombreux penseurs à toutes les époques et sans doute partout dans le monde. Nous en avons un exemple fameux avec la pensée critique française des années 70-80 d’intellectuels comme Foucault, Derrida et Deleuze.

La pensée « woke », c’est notamment théoriser, permettre et soutenir tout le travail que font les communautés opprimées par des états centralisateurs et colonisateurs pour refaire vivre la culture de leurs ancêtres, au Canada, aux Etats-Unis, en Australie, en France aussi, et partout dans le monde où c’est à nouveau et encore possible. Chercher à la dénigrer en la qualifiant de « wokisme » est une insulte supplémentaire et représente un nouvel acte politique violent de la part de pouvoirs hyper conservateurs, toutes chapelles ou mosquées confondues. Je le déplore profondément et m’en inquiète beaucoup.

Mais Christelle soulève aussi la question de la liberté et du libre-arbitre, si chers à mon cœur, et qui font qu’il m’est impossible d’adhérer à un parti ou à un syndicat ou à toute autre organisation qui me dicterait une pensée unique. Je veux pouvoir me rapprocher mais sans me fondre, je veux pouvoir bouger le long des marges, marcher sur les crêtes et garder la tête haute.

C’est pourquoi j’honore régulièrement dans mes textes l’idée de « communitas », portée par Victor Turner en parallèle de ses travaux sur la liminarité. Je la comprends comme une façon d’être ensemble excluant toute forme de hiérarchie et où ce qui rassemble momentanément n’oblige pas à être d’accord sur tout. La liminarité, c’est ce moment de marge que Van Genep a mis en évidence dans les rituels, ce moment souvent chaotique où on n’est plus ce qu’on était avant et pas encore ce qu’on va être ensuite. C’est un passage. Et peut-être pourrait-on le qualifier d’anarchique !

Appartenir ou de ne pas appartenir… Je choisis d’appartenir un peu, quand je veux, mais jamais totalement. En matière de pensée en tout cas, je choisis la marge et la liberté, je choisis ni dieu ni maître, pas même des maîtres narratifs.

Voilà qui m'éloigne absolument de la pensée radicale, dont je partage beaucoup d’idées pourtant quand elle penche du côté de mes préférences idéologiques, mais dont je déteste la propension qu’elle a à me juger et à m’exclure dès lors qu’elle ne peut pas me faire plier à 100 %, dont je déteste aussi la façon qu’elle a de donner des leçons qu’elle ne s’applique pas à elle-même et cette capacité incroyable qu’elle a de systématiquement reproduire les modes d’organisation hiérarchique dominants, et donc l’injustice de classe.

Christelle parle de la complexité. C’est ça. La pensée radicale veut s’installer en vérité unique, donc en signification unique, et pour y parvenir, elle doit tuer la complexité. Ce faisant, elle déclenche forcément la critique wokiste et disqualifie malheureusement la pensée woke.

Le b-a-ba de la pensée woke à mon avis est contenu dans ces propos de Jean-Luc Nancy, qui déconstruit la philosophie : « Si l'on entend par philosophie une image du monde, l'élaboration d'une signification du monde, il faut bien reconnaître qu'à chaque fois quelque chose vient dépasser, excéder les bords de cette représentation. Ce quelque chose, c'est la pensée. Penser, c'est se porter aux extrémités de la signification. La signification arrête toujours quelque chose, alors que la pensée ouvre les possibilités du sens ».

Suivant
Suivant

Prendre la plume avec dignité et s’y abandonner