La Fabrique Narrative

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Des racines et des ailes

Aude Paressant, griffonneuse de rhizomes et praticienne narrative en fin de formation à Vannes, ose dans cet article questionner les injonctions de verticalité et de projet si influentes dans notre société occidentale. Son écriture est solaire. Sa réflexion est à la fois affirmée et référencée. Moi qui m’interroge depuis quelque temps avec André Grégoire, Québec, sur le phénomène actuel de l’antiwokisme, je trouve, grâce à Aude, le courage de continuer de lutter contre la pensée unique. Il n’y a pas, dans le monde végétal, que des formes verticales… Je suis sûre qu’Aude griffonnait déjà des rhizomes, petite fille à l’école !

Catherine Mengelle


Lors d’interminables réunions de service en travail social, combien de fois n’ai-je pas griffonné des dessins abstraits sur lesquels se greffaient d’autres formes : d’autres colères, d’autres espoirs, d’autres valeurs à mesure que j’entendais parler de projets personnalisés, de prise en charge, de projets de soins, de logement d’insertion.

Aujourd’hui, je comprends que cette expérience de gribouillage avait quelque chose en commun avec les pratiques narratives. 

Douze ans de rencontre avec les cabossés, les minorités silencieuses, les fous, les prostituées, les dealers, les Diogène. Douze ans de disciplines théoriques mises à l’épreuve des sacs poubelles, des cendriers pleins de larmes, des dépôts de plainte qui n’aboutissent pas mais aussi des écrits de Vincent de Gaulejac, Jean Furtos, Virginie Despentes.

La logique de projet avait tout envahi dans ma pratique professionnelle. Avec un modèle, tout tracé. Comme s’il fallait toujours penser la vie par le prisme du développement avec un aboutissement du « projet ». Bien sûr le projet a à voir avec la réalisation de soi-même, la capacité à « mettre en mots », à porter au langage une intention. Toutefois le projet n’est liberté que si c’est bien le sien.

Combien de fois ne me suis-je pas mise à griffonner lorsque j’observais de quelle façon nous participions à la soumission d’individus fragiles à un projet personnel qui n’était « qu’un prêt à agir ». Et cela est tellement difficile avec des individus cabossés que de ne pas influencer, risquer de les rendre esclaves d’un projet difficilement tenable parce que nous-mêmes travailleurs sociaux sommes pris dans un projet institutionnel lui-même « prêt à penser ».

Il fallait « suivre le projet, faire adhérer, inscrire dans une dynamique de projet, fédérer autour d’un projet ». Toute anti progression à cette voie numérique, linéaire, cadrée viendrait dire « la déviance », « la personne ou salarié problématique », résistante au changement, à l’heure où il est de bon ton de parler « management du changement ». La langue bullshit me pesait ; Pierre Blanc Sahnoun me redonnait de l’espoir.

À mesure que j’entrais dans les pratiques narratives, j’étais saisie par la connexion que cela opérait chez moi en termes de posture professionnelle et réflexive. Les concepts liés à l’arborescence me questionnaient, les effets du pouvoir moderne et les mythes dominants des big five exposés par Marianne Lemineur me poussaient à aller plus loin ; j’arrivais sur les Mille plateaux1 de Messieurs Deleuze et Guattari il y a quelques semaines. Depuis je me prends d’affection pour les rhizomes.

En fait, cela faisait des années que je dessinais des rhizomes sur mes cahiers de réunion : Voici que le rhizome répondait point par point à ce que j’étais en train d’éprouver lors de mon voyage en souterrain narratif.

Aux principes de connexions rhizomatiques de Gilles et Félix avec qui je passe plusieurs soirées, j’ose des analogies avec les pratiques narratives et mes années de travail auprès des SDF : connectivité à d’autres éléments, d’autres personnes, hétérogénéité, multiplicité, idée selon laquelle le rhizome ne peut se casser complètement mais embrasser d’autres directions. Toutes ces personnes que j’avais accompagnées, écoutées, me fascinaient toujours par leur capacité à être ces rhizomes, ces mauvaises herbes tellement capables de rebondir en dépit d’histoires traumatiques.

C’était au-delà de la résilience ; s’il y avait bien des êtres capables de changement, de transition, c’étaient eux. Je n’ai jamais autant appris de techniques de sioux pour résister dans la rue, réparer une toile de tente, fabriquer un réchaud avec une boite de conserve, démarrer une voiture avec du jus de citron, ouvrir une porte avec une carte bleue, qu’avec ces êtres exceptionnels.

Alors que notre système est organisé de façon arborescente (éducation, système social), je comprenais pourquoi il était si difficile de sortir de ces logiques d’écriture de projets, ce mot qui peu à peu remplace celui de hiérarchie. Se vivre rhizome dans une société arborescente est un sacré pari ontologique et politique. Enfin je comprenais pourquoi je bloquais depuis tant d’années, pourquoi j’étais réfractaire non par goût de la contradiction mais parce que la dimension collective globale et systémique manquait à toutes ces approches rencontrées en institution ; elles n’avaient de collectif que les espaces partagés ; ces institutions ne faisaient que rendre responsable et non responsabiliser.

Avec l’Approche Narrative, je quittais ces idées de profondeurs et de terminaisons où l’individu ne serait qu’un être de devoirs, proactif, visant une insertion, une autonomie : quitter la verticalité de quelque chose qui croît vers le ciel, qui répondrait à des étapes de progression bien identifiées.

Tant de portes dans les conversations narratives, d’entrées et de sorties sans portes comme le disait Kafka et sa description du terrier dans son Incipit pour une littérature moderne.

Je ne suis pas peintre mais je sortais donc mes pinceaux dans la manière de poser mes questions moi aussi. En sortant de l’idée du projet et en célébrant plutôt des intentions où l’on ne connaitrait pas encore les mots d’après, en prenant enfin le temps pour reconnaitre l’identité de l’autre. Construire une nouvelle approche de l’accompagnement social avec les idées narratives en veillant à ne pas s’enfermer dans des outils dogmatiques, voilà mon seul projet du moment !

Il existait donc une alternative, une autre manière d’être fécond. J’aimais l’idée d’être une mauvaise herbe, parmi d’autres mauvaises herbes, un fleuve qui croit par le milieu avec des affluents.

Durant quelques jours, les légumes racines ne quittaient pas mon esprit et je découvrais combien ils portaient en eux-mêmes un véritable projet politique tout comme les idées narratives : c’est alors que je fis la rencontre radiophonique avec l’anthropologue libertaire James Scott interviewé sur son dernier livre Against the Grain2. Il y développait l’idée que l’émergence des états avait été rendue possible grâce à la sédentarisation des peuples et le développement de l’agriculture céréalière.

À l’inverse dans certaines civilisations nomades d’Asie ou de l’Antiquité Moderne, Scott parle des peuples nomades de Zomia, territoire du sud-est asiatique, qui en cultivant des tubercules ont d’une certaine façon adopté une culture d’évitement de l’état. Là où l’agriculture céréalière sédentaire implique des récoltes visibles, stockables, récoltables à un moment précis de l’année, les tubercules et les rhizomes poussent sous la terre et se ramassent de façon disparate et anarchique. James Scott conclut avec l’hypothèse qu’en se sédentarisant, les conditions de centralisation des pouvoirs étaient réunies, avec un système de base pour l’impôt.

Je ne pouvais m’empêcher d’y voir une analogie avec tout mon vécu professionnel : avec cette façon d’enferrer les personnes dans leurs problèmes, lesquels se nommeraient « improductivité, vagabondage, chômage, oisiveté » et la contrainte qui leur était faite de s’établir, de se projeter dans le temps comme pour mieux les contrôler plus que ne les guider.

Préférer le réseau au partenariat était problématique dans le travail social. Cela ne donnait pas lieu non plus pour nos financeurs à quelque chose de quantifiable, de conventionnable. Je préférais la dissémination des idées, des lignes et des histoires, la conjonction « Et » et non plus seulement le verbe ETRE. Nous ne cessons de vivre des histoires, reliées à d’autres elles-mêmes reliées à d’autres. Nous sommes en permanence traversés par divers visiteurs entrainant diverses modifications. J’y vois une analogie avec le club de vie et le témoin extérieur. Terreau fertile dans lequel les constructions sociales nous permettent de nous connecter, nous déconnecter, nous reconnecter, de voyager, de stopper, nous associer ou nous individuer.

Je dessine ainsi un espoir sur mon gribouillage : celui de pouvoir désormais rendre les mots à ces célestes clochards en faisant entrer par la grande porte ou la petite sortie les idées narratives dans ces foyers de vie où le je d’auteur vaut mille fois plus que les jeux d’acteurs.

1.Deleuze, G. et Guattari, F., Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie, Éditions de Minuit, 1980

2. James C. Scott, Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers états (Against the Grain. A Deep History of the Earliest States), la Découverte, 2019 (édition originale 2018), traduction de Marc Saint-Upéry.