Au-delà du combat
Article de Christelle Leboucq
Se battre contre la maladie, se battre contre le cancer... Ces mots, je les ai souvent empruntés pour accompagner ma mère et mon amie lorsqu’elles ont été diagnostiquées puis suivies pour un cancer du sein. Ils résonnaient en moi lorsque mon père, mon ami et la mère de mon mari ont succombé à cette maladie. Pourtant, aujourd'hui, je ne suis plus en accord avec ces mots et cette vision guerrière.
Inspirée par un article bouleversant de Lucien Lahmi, cancérologue qui partage ses écrits sur LinkedIn, j'ai choisi d'autres mots pour évoquer le cancer. Aujourd’hui, je suis imprégnée de l’esprit narratif, et je crois profondément que la manière dont nous racontons un événement change tout. Le cancérologue écrit qu’il y a une vision guerrière dans cette rhétorique ; se battre contre entraîne une dualité : « les forts et les faibles, les vainqueurs et les vaincus, les survivants et les disparus ». Et « ceux qui succombent deviennent ceux qui ont mal combattu ».
Il existe une autre voie : « coexister avec cette part de soi qui vacille, tout en continuant à avancer », écrit-il. Il évoque cet espace de liberté lorsque nous choisissons d'habiter pendant et après ce nouvel état, qui questionne la trame idéale que nous espérons pour nos vies. Une phrase résume tout : « la maladie, bien qu'elle soit un bouleversement, un cataclysme, ne nous définit pas ».
Aujourd’hui, je me souviens des moments où mon père, malgré la fatigue et la douleur, trouvait la force de sourire. Ces sourires, qu'ils soient feints ou sincères, étaient des actes de courage. Ils n'étaient pas des signes de victoire sur la maladie, mais des témoignages de résilience face à l'incertitude. Mon père et tant d'autres n'ont pas perdu, et ma mère et tant d'autres n'ont pas gagné non plus. Pour moi, ils ont traversé un océan, affronté des tempêtes, et parfois, dans le triangle des Bermudes, ils ont perdu le nord.
Ce n'est pas l'histoire d'un combat ou d'une bataille, c'est l'histoire d'une vie. Une vie faite de moments de force et de vulnérabilité, de rires et de larmes. Et chaque personne traverse cette épreuve à sa manière, avec ses propres ressources et fragilités.
Une vision simpliste de la rhétorique guerrière
La rhétorique guerrière, bien que mobilisatrice, impose une vision simpliste de la maladie. Elle divise les patients en deux camps : ceux qui gagnent et ceux qui perdent. Mais la réalité est bien plus complexe. Le cancer n'est pas un ennemi que l'on peut vaincre par la seule force de la volonté. C'est une épreuve qui demande de la résilience, de l'adaptation, et parfois, de l'acceptation.
Lorsque nous parlons de « combattre » le cancer, nous imposons une pression supplémentaire à nos proches. Nous leur demandons non seulement de supporter les traitements et les effets secondaires, mais aussi de « gagner » contre la maladie. Et si, malgré tous leurs efforts, ils ne « gagnent » pas ? La culpabilité et le sentiment d'échec peuvent alors s'ajouter à la douleur physique et émotionnelle.
Coexister avec le cancer, c'est accepter que la maladie fait partie de notre vie, sans pour autant nous définir. C'est trouver des moments de joie et de paix, même dans les périodes les plus sombres. C'est reconnaître que nous ne pouvons pas toujours contrôler ce qui nous arrive, mais que nous pouvons choisir comment nous y réagissons.
Changer de regard, changer de discours
Je lutte cœur et âme pour changer cette vision d’un malade à l’agonie, que la maladie prive de rire, et même de vivre. J’ai vu mes proches vivre une vie qui se veut « normale », normale pour qui ? Pour quoi ? Choisir les mots qui résonnent avec votre vécu, plutôt que d'adopter ceux que la société nous impose, voici toute la beauté de l’esprit narratif. Si nous parlons de « coexistence » avec le cancer, nous ouvrons un espace de possibilités. Nous reconnaissons que chaque parcours est unique et que chaque personne a le droit de vivre son expérience à sa manière.
Cela ne signifie pas minimiser la gravité de la maladie ou les défis qu'elle pose. Au contraire, cela signifie reconnaître la complexité de l'expérience humaine face à la maladie. Cela signifie aussi accepter que nous ne pouvons pas toujours « guérir » du cancer mais que nous pouvons « vivre » avec lui. Cela signifie valoriser les moments de vie, même les plus simples, et les célébrer. Cela signifie, enfin, être présent pour les autres, dans la joie comme dans la peine, et les accompagner sur ce chemin incertain et imprévisible.
Un appel à l'humanité
Merci Lucien pour cet éclairage, pour avoir trouvé les mots là où l’émotion m’en avait privée. Vous avez réussi à créer une distance entre moi et la maladie, un nouvel espace de respiration et de liberté. Je sais maintenant qu’il est important d’accompagner mes proches atteints d’un cancer, de leur donner le pouvoir de sortir du brouillard émotionnel et s’amarrer à ces petits riens qui changent tout, entre résilience, courage et humanité.
C'est un appel à l'humanité, à la compassion, à la solidarité. C'est une invitation à voir au-delà des étiquettes, à écouter les histoires, à accompagner les parcours avec nuance et respect. C'est, enfin, une reconnaissance de la complexité et de la beauté de la vie, même dans ses moments les plus sombres.
Résonance posthume de Charlie (extrait d’un livre dont elle espérait la parution)
L’enjeu des conversations narratives est de tisser un ajustement relationnel entre la personne et le problème qui lui convienne mieux, générant des possibles fertiles. White insistait sur notre responsabilité en tant qu’intervenant·e dans le choix des métaphores suggérées aux gens. Il alertait du danger inhérent à la pratique de ne privilégier, dans nos propositions, que celle du combat/de la compétition (et ses dérivées), reproduisant ainsi le discours dominant et préféré de notre société. A contrario, il nous invitait à considérer d’autres métaphores nous permettant de préférer la relation à l’opposition binaire gagnant·e/perdant·e, comme celle de la luminosité (et toutes ses nuances), la pédagogie (apprendre, éduquer, apprivoiser…)… Je suis persuadé·e que nos métaphores révèlent beaucoup de nos préférences de vie et notre vision d’une société/écosystème.
Au début de mon parcours en narrative, façonné·e par notre système capitaliste, j’ai passé outre cet avertissement de White et ai proposé de « prendre le dessus », « surmonter », « vaincre » (et j’en passe) les Problèmes rencontrés par les gens. Mea culpa aux enfants et aux familles qui ont fait les frais de mes tentatives brouillonnes de pratiquer la narrative. Chemin faisant au fil des ans, j’ai préféré des métaphores issues du monde végétal et de la permaculture (cultiver, semer, observer pousser, croître, fertiliser, composter, irriguer…), du voyage (flâner, découvrir, s’émerveiller, cheminer, bifurquer, improviser…), de l’activisme (contester, militer, s’engager, « collectiviser »…), ce qui en dit long sur mes façons favorites d’être au monde et de considérer les relations, aux autres et aux écosystèmes sur lesquels repose la Vie.
S’il y a bien une Maladie en particulier qui est habituellement racontée/perçue/vue comme externalisée, c’est le Cancer. Le cancer, cet intrus/étranger/envahisseur/toxico (en cela qu’il puise dans nos ressources, les exploite et en dépend) qui vient de l’extérieur, belliqueux, pour nous antagoniser, nous faire du mal, nous affaiblir, se propager à l’intérieur de nous, et conduire à la mort. Face à une telle agression, la réponse semble aller de soi : il s’agit de riposter, combattre en légitime défense, nos allié·es médecins et leur arsenal (militaro-)thérapeutique est là pour nous y aider. Il faut frapper fort, que ce soit à l’aide de « frappes chirurgicales » ou à grands renforts chimiques en tout genre. L’injonction dogmatique et moralisatrice à « être prêt·e à tout » est particulièrement opérante. En médecine comme à la guerre d’ailleurs. Dans les deux cas, l’humain·e n’a reculé devant rien et aucune commission d’éthique n’a pu l’empêcher d’élaborer les pires armes de destruction massive.
Selon Susan Sontag, « la guerre constitue l’une de ces rares activités que l’on n’est pas censé considérer d’un point de vue « réaliste » : c’est-à-dire en surveillant les dépenses et le résultat pratique. Dans la guerre totale, les dépenses sont totales, consenties sans la moindre prudence – la guerre étant définie comme un état d’urgence pendant lequel aucun sacrifice n’est excessif ». La société dans son ensemble est rompue à l'utilisation de cette métaphore au point qu’elle n’en apparaît plus comme une, érigée au titre de « vérité scientifique ». Si l’on étudie la littérature médicale, il est effarant de constater combien les « données » récoltées sont racontées uniquement via ce script, la modalité de « mise en récit » étant effacée au profit de pseudo réalités objectives. D’ailleurs, nombreu·x·ses sont les scientifiques qui défendent que leur démarche ne relève pas d’un tel procédé de « mise en récit ».
Je ne prétends pas que les résultats et études scientifiques soient « fausses », cela n’est pas mon domaine d’étude alors je m’en garderais bien. Je cherche simplement à « déconstruire » les vérités établies comme telles par un pouvoir institué, dans la tradition narrative, inspirée de Derrida ; moins pour les destituer que pour ouvrir le champ des possibles. Et si… ? Et si on imaginait d’autres métaphores fertiles pour raconter la maladie grave, le cancer, ses effets et les réponses à apporter, où cela nous conduirait-il ? Quelles visions du monde, de la santé cela contribuerait-il à soutenir ? Quels nouveaux horizons de pensées, d’émotions, d’actions s’ouvriraient ? Un vaste chantier collaboratif nous attend et il promet d’être palpitant !
« C’est par une fabulation créatrice qu’une communauté, quelle qu’elle soit, recouvre la puissance d’agir », Dénétèm Touam Bona.
Toujours est-il que vous comprendrez sans doute mieux, à présent, pourquoi je n’ai pas souhaité embarquer dans la métaphore guerrière, à commencer par la manière de percevoir la maladie. Pour moi, elle a très vite été nommée Mélanome Mélomane. Ayant grandi dans cette même société que vous, j’ai eu du mal à ne pas la percevoir comme une intruse et je me suis dit que la meilleure manière d’y parvenir était de lui trouver une jolie appellation. Si elle a élu domicile/s’est développée/a pris naissance en moi, c’est forcément qu’elle doit aimer la musique qui (é)meut mon corps dansant.