J’ai pu me lire en elle..., la pratique du Témoin Intérieur en supervision
Par Catherine Mengelle et Sophie Bouhier
Crédit technique enregistrement et retranscription : Hervé Schindler
Structure de l’article :
Partie 1 – Catherine – Présentation de la pratique
Partie 2 – Sophie – Présentation de la situation amenée en supervision
Partie 3 – Catherine – Pratique du Témoin Intérieur appliquée à cette situation
Partie 4 – Sophie – Effets de cette pratique sur la suite des échanges entre Sophie et Sandrine
Partie 5 – Catherine, Sophie et David Epston – Ajout théorique suite aux retours d’expérience de Sophie et Sandrine
A propos de cet article :
Les personnages de cet article, ainsi que certains détails de l’histoire ont volontairement été changés, afin de respecter l’histoire, privée et professionnelle, de la personne. Cela ne change en rien le processus et le déroulé qui ont été intégralement préservés et dont nous vous partageons la teneur ici.
Partie 1 – Présentation de la pratique – Catherine
Cette pratique a été imaginée et mise au point il n’y a pas si longtemps par David Epston et Tom Carlson. Tous deux l’ont évoquée lors de leurs venues respectives en France (masterclasses de La Fabrique Narrative de 2016 et 2017). J’ai ensuite assisté à un atelier parisien où nous nous étions entraînés à tenir des conversations de « témoins intérieurs » à l’initiative de Pierre Blanc-Sahnoun.
Voici comment David et Tom en parlent en 2017 dans le Journal of Narrative Family Therapy :
« Nous avons choisi ce nom, Pratique du Témoignage Intérieur (IWP : Insider Witnessing Practice), comme la face inverse de la Pratique du Témoignage Extérieur (OWP : Ousider Witnessing Pratice) de Michael White (White, 1995) car nous pensons que la finalité de ces deux pratiques est très proche. Comment faire pour que nos clients ressentent et apprécient le respect que nous leur manifestons ? Comment chacun rend digne l’autre ? Dans ces deux pratiques, nos clients s’approprient le regard d’une tierce personne. Dans le cas du témoignage extérieur, ce regard est porté par des étrangers, ou personnes extérieures. Dans le cas du témoignage intérieur, il est porté par un tiers intime, à savoir son ou sa thérapeute. Les deux pratiques descendent d’une longue lignée de pratiques narratives « performatives » similaires (consulter ses clients, co-rechercher, identifier et archiver les savoirs locaux, écrire des lettres « performatives », les pratiques collectives, etc.). »
Plus spécifiquement, ils décrivent ainsi cette nouvelle pratique :
« Pendant une séance, les clients assistent à la représentation par leur thérapeute d’un descriptif de leurs vies orienté du côté de l’espoir. Le résultat, c’est qu’ils vivent leurs propres expériences à la fois de l’intérieur et de l’extérieur et qu’ils bénéficient de la possibilité de vivre l’expérience du soi comme un « autre ». Ils expérimentent ainsi, à partir de cette position fructueuse dedans/dehors, l’accès à des niveaux plus larges de sens et de compassion et d’appréciation de soi. »
Voici le processus (pour que les choses soient plus claires et que vous compreniez bien qui est qui et qui fait quoi, je l’applique directement au cas que Sophie et moi présentons dans cet article) :
Sophie amène en supervision l’histoire d’une personne qu’elle accompagne, Sandrine. Sandrine n’est pas présente, c’est une supervision classique, bien que narrative !
Sophie exprime les difficultés qu’elle a l’impression de rencontrer au stade où elles en sont.
Catherine lance une conversation narrative avec Sandrine (qui n’est pas là) à travers Sophie, en s’adressant directement à Sandrine. Sophie « joue » Sandrine. Cette conversation est enregistrée.
Lors de la séance suivante qu’elles ont prévue ensemble, Sophie fait écouter la conversation enregistrée à Sandrine et cela leur sert de base pour poursuivre l’accompagnement.
Mais avant d’aller plus loin sur cette « vignette clinique » comme dirait les psys, je voudrais préciser certaines idées sur la terminologie choisie en traduction française.
Insider et Outsider ont été traduits de façon assez évidente par Intérieur et Extérieur. Pourtant, il conviendrait sans doute d’apporter un peu plus de subtilité, la traduction appauvrissant à mon avis ces expressions anglaises. Insider qualifie ou désigne une personne qui a une connaissance venant de l’intérieur alors que l’outsider s’exprime de l’extérieur. Ne disposant pas du savoir, l’outsider ne peut qu’émettre des hypothèses. On a aussi traduit l’expression de White « Insider knowledges » par savoirs « locaux », c'est à dire ceux de la personne ou du groupe en thérapie/coaching, par opposition aux savoirs experts. Ici, Sophie a été initiée par Sandrine sur son histoire de vie. Initié est une autre traduction pour insider. Sophie n’intervient donc pas de l’extérieur de cette histoire, comme le ferait un témoin dit extérieur, mais de l’intérieur de l’histoire, quand elle parle en tant que Sandrine.
Il s’agit alors plus de reconnaissance que de résonance. L’idée n’est pas de demander à Sophie comment l’histoire de Sandrine résonne dans sa propre vie. L’idée est de montrer à Sandrine à quel point son histoire a été reconnue par Sophie, reconnue au sens de l’anglais acknowledge.
Voici ce que j’ai trouvé quand j’ai recherché l’étymologie d’acknowledge, trouvant intuitivement trop pauvre le verbe français reconnaître pour véhiculer la pensée de White : mélange du moyen anglais acnowen (admettre, montrer son savoir) et knowlechen (découvrir, révéler). Il y a de fait une différence en anglais entre recognize et acknowledge : acknowledge va plus loin, et c’est en cela que le mot est très narratif ; il ne se contente pas d’une reconnaissance interne, il implique de publiquement admettre cette reconnaissance. Il semblerait qu’acknowledge ait besoin d’une audience. C’est cette idée que j’utilise lorsque j’écris, à titre de documentation, des lettres de recommandation pour les personnes que j’accompagne, lettres dans lesquelles je reconnais l’histoire (préférée) de la personne au point de m’en porter garante devant des tiers, ce qui donne à la reconnaissance une dimension supplémentaire très forte, quel que soit l’usage que la personne fait de cette lettre ensuite. C’est aussi en partie l’objectif des cérémonies définitionnelles avec témoins extérieurs, qui visent à la fois la reconnaissance et la résonance.
Ceci posé, et en guise d’illustration, nous allons maintenant dérouler l’expérience que nous avons vécue toutes les trois, en la commentant, en termes de compréhensions, d’intentions, de précautions et d’effets sur les différentes protagonistes.
Partie 2 – Présentation de la situation amenée en supervision – Sophie
Sandrine est venue me voir suite à une recommandation faite par une amie qui connaissait mon travail de coach praticienne narrative. Ayant d’autre part reçu une information au sujet des pratiques narratives au sein de son travail, elle s’est dit qu’elle pourrait essayer cette voie.
Sandrine est une jeune femme à qui en apparence tout sourit. Elle a une vie familiale heureuse, un métier qu’elle aime beaucoup, bien qu’il soit difficile. Ce sentiment d’une « vie heureuse » contribue à la difficulté de compréhension qu’elle a, quand elle vient me rendre visite, à propos de ce qui la paralyse et l’angoisse. Sandrine ne veut pas prendre d’antidépresseurs, ni d’anxiolytiques, car elle me dit vouloir rester lucide. C’est ce genre de « femme forte », capable de gérer ses émotions et, comme l’a sentie Catherine, suffisamment forte pour affirmer les idées qu’elle a et prendre ses décisions.
Le problème avec lequel elle arrive, elle le nomme depuis notre premier entretien « angoisse inexpliquée ». Car comment peut-on expliquer une telle angoisse lorsque l’on a une « vie heureuse » : un compagnon complice avec qui on partage la même vision de la famille, une famille bienveillante, des enfants en bas âge en pleine santé et un métier qu’on aime. Un métier ardu certes mais qui correspond à ses valeurs. Sandrine travaille dans le milieu difficile de l’aide sociale et aux familles.
Elle me parle de son positionnement professionnel. On la sait entière. Elle a ses idées sur l’injustice, des valeurs professionnelles bien affirmées, un positionnement non jugeant face aux familles. Elle a affaire avec des familles en grande difficulté et des enfants très en souffrance. Cette souffrance des enfants l’émeut beaucoup.
Nous travaillons sur les effets qu’a le problème sur elle. Ils sont nombreux : le problème l’isole, l’épuise, l’empêche dorénavant de s’occuper de ses enfants. Il y en a toutefois un parmi eux qu’elle qualifie de positif : il la rapproche de son compagnon.
Nous discutons aussi les injonctions qui lui étaient faites de rester forte face à ce qui lui arrivait et qui l’encourageaient à taire ses émotions. Je vois bien que la famille est bienveillante avec elle ; cependant il y a ce quelque chose dans leur culture religieuse, qui semble pousser à accepter les épreuves de la vie comme envoyées par le ciel, qui ne la satisfait pas totalement.
Je me suis aperçue que « angoisse inexpliquée » commençait à prendre du terrain en réalisant que je me faisais prendre à son jeu moi aussi. J’ai tenté de déjouer ses tours par mes questions, en essayant de permettre à Sandrine de se positionner vis à vis des effets, en recherchant les exceptions. Mais Sandrine est arrivée au rendez-vous suivant en me disant que c’était pire encore. Le problème résistait, s’insinuait comme un poison, me faisant croire qu’il était poison et qu’il allait la conduire à la folie.
Ce que j’avais repéré et qui avait son importance pour moi, c’est que Sandrine amenait toujours avec elle sa bouteille d’eau. Je l’avais observé car je lui proposai toujours un verre qu’elle déclinait en plaçant sa bouteille d’eau à côté d’elle.
Dans mon accompagnement, j’avais en tête plusieurs intentions. La première était que Sandrine ait le sentiment que je reconnaissais son problème et les douleurs associées. Ce qu’elle ressentait ne devait pas être tu. Une autre intention était de chercher un début d’histoire préférée, une résistance à ce problème, de la ramener sur la rive, métaphore qu’emploie souvent Catherine et qui j’avoue me plait beaucoup. Je ne voulais pas la replonger dans cette angoisse lors de nos entretiens et surtout ne pas me laisser prendre au jeu de l’angoisse inexpliquée.
Partie 3 – Pratique du Témoin Intérieur appliquée à cette situation – Catherine
Lorsque Sophie parle de la situation au groupe de supervision, je suis touchée par son inquiétude de tourner en rond. Elle a même l’impression que les choses ont empiré chez Sandrine entre la première et la deuxième séance. Or je sais ce dont Sophie est capable. J’ai donc comme intention majeure d’apaiser autant Sophie que peut-être Sandrine. Mon interview allait devoir servir, dans la mesure du possible, autant Sophie que Sandrine.
Nous n’avons pas posé de questions supplémentaires à Sophie en grand groupe comme on le fait habituellement pour clarifier la situation. J’ai préféré partir de l’exposé brut de Sophie, comme s’il s’était agi d’une supervision individuelle.
J’avais en tête que le père de Sandrine portait sur les difficultés de sa fille un regard religieux, les considérant comme une épreuve envoyée par Dieu. Il m’avait également semblé entendre que Sophie faisait un lien entre le métier de Sandrine et le contexte institutionnel plutôt violent dans lequel il s’exerce et l’angoisse inexpliquée qui s’invitait dans sa vie. J’avais en outre entendu la force avec laquelle Sandrine s’efforçait de dire que sa vie était belle, comme si cela l’empêchait de pouvoir se plaindre. Sandrine me touchait autant que Sophie. Tout cela n’était peut-être pas aussi clair que je semble le dire maintenant mais je crois que c’était présent, d’une façon sensible sinon intelligible.
Voici donc la retranscription de ma conversation avec Sophie-Sandrine, puis Sandrine-Sophie, entrecoupée de commentaires analysant le processus ou s’efforçant de traduire ce qui avait pu guider mes questions et remarques :
Catherine : Sophie, on teste un processus, devant le groupe de supervision. Tu nous a parlé un petit peu de Sandrine que tu accompagnes au sujet d’une « angoisse inexpliquée ». Tu nous a raconté un certain nombre de choses et tu nous as dit que tu voyais qu'elle souffrait et que tu avais un peu le sentiment de tourner en rond dans cet accompagnement. On a pensé que ce processus pourrait peut-être être utile. Tu es d'accord avec ça ?
Sophie : Oui.
C : Voilà, ça va paraître un peu bizarre au début, c’est enregistré, et l'idée, c'est que Sandrine puisse éventuellement ré-écouter cette conversation avec toi. As-tu des questions avant de commencer ou veux-tu ajouter quelque chose ?
S : Non.
C : Non c'est bon ? Dans ce cas, je vais te demander de plutôt fermer les yeux... vraiment ferme les yeux… et à partir de maintenant, je vais m’adresser à travers toi directement à Sandrine. Peux-tu te plonger un petit peu dans cette idée-là, que pour le temps de cette conversation, tu es Sandrine... C’est important de fermer les yeux, cela t’emmène un peu ailleurs, dans le souvenir des conversations que vous avez eues toutes les deux... C’est ok?...
S : Oui.
Même si Sophie connaît le processus que j’ai présenté au groupe en amont, il est important de la mettre en condition en plantant le décor. Il est également important de permettre à Sophie de s’installer dans la peau de Sandrine. Je ne connais rien à l’hypnose mais je me dis que ce début de conversation relève un peu de ça.
C : Sandrine, bonjour, je suis très touchée de faire votre connaissance. Sophie m'a un peu parlé de vous mais je ne sais pas grand-chose, sinon que vous vivez avec cette angoisse inexpliquée que vous avez appelée toutes les deux « poison », enfin... que vous, Sandrine, avez appelée « poison ». Suite à ce travail que vous avez commencé avec Sophie, je sais aussi que cette angoisse inexpliquée arrive à partir du moment où vous vous réveillez et que ce n'est pas très compréhensible pour vous, dans la mesure où votre vie est géniale par ailleurs. Mais ce qui pose aussi problème à Sophie, c’est l’impression que ça s’est amplifié d’une séance à l’autre. Elle nous a parlé des effets que ça a sur vous : cette angoisse inexpliquée vous empêche de sortir toute seule, vous empêche de prendre des rendez-vous. Sophie a le sentiment que ça s'aggrave en fait. Et c'est pourquoi elle parle de tourner en rond. Sandrine, qu'est-ce qui fait que vous reveniez voir Sophie ? Qu'est-ce qui a peut-être été important pour vous dans ces conversations avec Sophie ? Qu'est-ce qui a bougé pour vous ?
Je rencontre Sandrine pour la première fois et c’est pourquoi je lui dis bonjour et lui explique dans quel contexte nous nous rencontrons. Je l’appelle Sandrine deux fois, pour être sûre que Sophie est bien dans le personnage, et je parle de Sophie à la 3ème personne. Personnellement, je préfère l’expression « angoisse inexpliquée » à celle de « poison » car poison relève plus d’un effet. Et dans l’expression « angoisse inexpliquée », « inexpliquée » a autant d’importance « qu’angoisse », il me semble. Par ma question, j’ai également l’intention de souligner le travail déjà effectué par Sophie ; je trouve que la supervision met trop souvent l’accent sur les manquements des praticiens plutôt que sur les avancées qu’ils ont déjà permises. Je pars du principe que Sophie et Sandrine n’ont pas tourné en rond. C’est un processus qui replace le savoir chez Sophie et Sandrine.
S : J’ai besoin d'être écoutée. J’écoute beaucoup les autres. J’ai une famille, des enfants, un métier qui n’est pas facile, que j'aime beaucoup parce que j’aime aider les autres. Les enfants qui souffrent, pour moi, c'est… c'est quelque chose qui me touche énormément. Mais moi on ne m’écoute pas, je vais toujours bien, je suis quelqu'un de très forte. J’ai un bon raisonnement et on sait qu'on peut compter sur moi quoi qu’il arrive. Je suis quelqu’un qui écoute tout le monde mais moi, on ne m’écoute pas et quand je viens voir Sophie... D'ailleurs, elle me demande où je veux m’asseoir et je choisis le fauteuil, et là, simplement elle m’écoute… et ça, ça fait du bien parce que… jamais on ne m’écoute. J'ai vraiment le sentiment que j'ai besoin de parler. J’ai besoin qu’on soit attentif à moi.
L’idée de l’écoute est nouvelle pour moi. Sophie n’en avait pas parlé avant. Je suis surprise et je dois me débarrasser de l’idée de traiter l’angoisse inexpliquée. D’où la question suivante, qui me permet de « me refaire » !
C : J’ai envie, comme ça, de vous poser une question saugrenue, Sandrine, pourquoi choisissez-vous le fauteuil ?
S : J’ai besoin de me poser, de me relâcher, parce que les tensions c'est douloureux. J’ai mon cerveau qui est à cent à l'heure tout le temps, ça me fatigue, ça me fatigue énormément, c’est... et là, j’ai besoin de me poser, de relâcher, oui de... de déposer, de me déposer là. Je m'assois bien confortablement au fond du fauteuil, enfin je fais ce que je peux pour être confortable, parce que ce n'est pas facile d'être confortable avec... avec la douleur de l'angoisse mais... mais là je m’assois et je peux souffler.
C : Est-ce qu'il y a une ou deux questions que Sophie vous aurait posées et qui vous ont surprise ou qui vous ont intéressée ?
Je ne sais pas trop où aller, alors je me repose sur le travail de Sophie.
S : Quand elle m'a posé la question de mon père… Je crois que je n'ai pas tout compris… ce que mon père dit, c’est qu’il faut que je passe par là, c’est une épreuve pour moi. Voilà... dans notre religion, il peut y avoir des épreuves et il me dit que c’est une épreuve pour moi et que même si c'est douloureux et que je souffre, je dois prendre sur moi parce que c'est une épreuve envoyé par Dieu. Et là j'ai réalisé, quand elle m'a posé la question et je ne me souviens plus exactement de la question mais l’idée était : qu’est-ce que j'en pensais ? En fait, j’avais envie de dire comme cette façon de voir m’empêche d’être triste, de souffrir, d’être en colère, en fait ça m’empêche... je ne sais pas pourquoi je dis colère... ça m’empêche de pouvoir me laisser aller à mes émotions. Je n’ai pas le droit d'avoir des émotions… et ça... ça...
C : Du fait que c'est la volonté de Dieu ?
S : Du fait que mon père me dit que c’est la volonté de Dieu. Et du coup, je ne peux pas avoir des émotions, je ne peux pas me laisser aller et comme tout va bien dans ma vie, et bien j’ai cette souffrance et je suis toute seule avec cette angoisse. Et personne ne m'écoute.
C’est intéressant quand Sandrine répond : Du fait que mon père me dit que c’est la volonté de Dieu. Comme si elle n’était pas d’accord avec ça, qu’elle avait de son côté sa propre vision des choses. Et en effet, nous avons fait émerger une idée importante qui est que ce regard sur les difficultés comme des épreuves à supporter par la volonté de Dieu prive les personnes du droit de se plaindre. Mais je ne veux absolument pas couper Sandrine de son père en critiquant ses croyances. La personne n’est pas le problème mais son père non plus. Je me demande par contre comment Sandrine en arrive à penser autrement que lui. J’aurais pu insister plus car c’est, je suppose, un exercice particulier, exigeant un fort tempérament, dans ce type de culture familiale, de remettre en cause les croyances paternelles. Il y faut des principes très supérieurs à la croyance et très fortement installés.
C : Comment se fait ce chemin chez vous Sandrine ? Cette idée familiale qu’il s’agit d’une épreuve envoyée par Dieu et qu'il faut l'accepter... comment se fait le chemin chez vous entre ça et cette autre idée que penser que ça pourrait-vous empêcher, ou que ça vous enlève la possibilité d'être triste ?
S : En fait, si moi je fais ça avec les gens que j’accompagne, les enfants qui souffrent et qui souffrent de harcèlement, je vois tellement de choses... Si je fais la même chose et que je dis que c’est une épreuve, que je ne les écoute pas et que je ne considère pas ce qu’ils vivent, mais je ne les aide pas ! Je ne les reconnais pas !... enfin, je... je... Et ça pour moi, c'est terrible et c'est ça, voilà, c'est l’effet que ça me fait. Je ne pourrais pas faire ça aux gens, je ne pourrais pas dire aux gens : c’est votre destin, il faut vivre avec. Aux enfants, je vais leur dire que c'est leur destin alors qu'ils sont violés ? Et leur dire qu’il faut vivre avec, vous souffrez mais ça va passer, c’est Dieu qui vous envoie ça ! Je peux pas faire ça, moi.
C : Et quand vous ne pouvez pas dire ça face aux souffrances de ces enfants, vous choisissez une autre posture, vous choisissez de faire autrement... Cette posture vous vient d’où à votre avis, vous le savez ?
Elle dit ce qu’elle ne veut pas faire avec les enfants et les familles. Moi, je mets l’accent sur le fait qu’elle choisit de faire autrement. Si sa posture ne vient pas de son père, elle vient d’où ? Où Sandrine a-t-elle appris qu’elle pouvait penser et agir autrement ou qu’elle pouvait contrebalancer le destin quand il est pourri ?
S : J’en ai parlé avec Sophie, je parlais de l'écoute. D'ailleurs elle a souri, je crois que ça lui rappelait des choses… Je parlais de l’écoute et… je pense que cela vient de ma mère... mais ma mère, elle ne dit rien. Ma mère d’origine portugaise, c'est quelqu’un de très, de très intelligent, qui est arrivée en France... Elle avait fait des études et maintenant elle fait des ménages. Elle se dit que ce n'est pas grave parce qu’elle n’est pas dans son pays et elle accepte ça comme ça… et je pense que, je ne sais pas pourquoi, mais chez ma mère, il y a quelque chose de l'ordre de la douceur. Mais je suis triste parce qu’elle accepte quelque chose parce que ce n'est pas son pays. J'ai du mal à comprendre pourquoi elle accepte.
C : Y a-t-il quelque chose en particulier qui vous fait dire, Sandrine, que votre mère est une femme très intelligente?
S : J’aurais du mal à dire pourquoi mais pour moi, elle (beaucoup d’hésitation)... pour moi, elle est très intelligente parce qu'elle est vraiment dans l’écoute et la douceur. Et c'est ce qui me fait dire que c'est une femme très intelligente. Je me demande d'ailleurs si ce n’est pas pour ça, mais je crois que c'est plutôt mon sentiment d’injustice, qui fait que peut-être j’ai voulu travailler avec les enfants qui ont beaucoup de difficultés. Je me demande quand même s'il n’y a pas ce soin, cette douceur. Moi j'ai envie d'être douce avec les enfants, j'ai envie d'être douce avec les familles. D’ailleurs on ne vous donne pas de moyens donc la seule chose que je peux faire, c'est écouter les familles et les aider... En fait, j’ai beaucoup de colère en moi, j’ai énormément de colère en moi.
C : Peut être que vous avez une idée de ce que vivent ces enfants... peut-être... pour ces familles...
S : Oui c’est insupportable ce que vivent ces enfants et ces familles et comme le système fait qu’on n’a pas de moyens et bien, on est obligé... moi j'ai arrêté de croire au système et du coup, je fais tout pour aider les familles parce que sinon on les laisse tomber. Il n’y a pas de moyens, on les laisse tomber, donc moi je fais avec. J’écoute les enfants et je travaille avec leurs familles pour que pour les enfants aillent mieux. Mais c'est insupportable en fait, le système les laisse tomber. Le système les laisse vraiment tomber.
Quand je nous relis, je me dis que j’aurais pu poursuivre sur la douceur et l’écoute, signe d’une forme d’intelligence partagée entre la mère et la fille, début de récit alternatif à l’angoisse inexpliquée, mais j’avais en tête l’impression que Sophie avait fait un lien et j’ai voulu aller voir ça. Je me disais que l’angoisse inexpliquée pouvait venir de ce travail si difficile avec des familles et des enfants en grandes souffrances. La colère de Sandrine vis à vis du système m’autorisait à le faire. Mais vous allez voir que ce n’était pas le cas… J’aurais pu aussi aller plus loin sur l’idée que le système les laissant tomber, elle « faisait avec », à sa façon par conséquent. Quelle façon ? En vertu de quelles idées et compétences fortes chez elle ? Mais cela, c’est ce que je perçois après la séance... Je me dis aussi qu’il aurait été intéressant de permettre à Sandrine de rester en lien avec certaines « parties » de sa mère malgré des choix de vie incompréhensibles pour Sandrine.
C : Sandrine, quand j’entends tout ça, je peux le comprendre. J’ai rencontré beaucoup de gens qui travaillaient dans ce secteur d’activité. J’ai eu le sentiment tout à l’heure quand Sophie nous parlait de cet accompagnement, qu’elle pouvait faire un lien entre l’injustice, la souffrance, enfin la misère, pas forcément financière, mais la misère vécue par ces enfants et les familles, et peut être parfois, je ne sais pas, je fais une hypothèse, peut-être parfois un sentiment d'impuissance face à ce système qu'on ne peut pas bouger... Est-ce que vous pensez, comme je me dis que Sophie l'a peut-être pensé de son côté, qu'il pourrait y avoir un lien entre ça et l’angoisse ?
S : Je ne sais pas. Je ne sais pas dans quelle mesure... J'avais dit à Sophie que ça m'était déjà arrivé une fois. J’avais arrêté de travailler, mais ce n'était pas aussi intense. J'ai fait un mois d'arrêt de travail. J’ai pu m'occuper de moi à ce moment-là. Et puis quand je suis revenue, ça allait mieux et c’était… Et je me sens soutenue par une équipe quand même. J'aime ce métier mais j’ai aussi l’impression de faire partie d’un système qui n'écoute pas. J’ai l’impression que moi aussi, je fais partie du système et que du coup, l’injustice, les problèmes, et bien j'en fais partie, enfin ce n'est pas comme s’ils m'avaient envahie...
C : Comme si vous étiez complices ?
S : Non pas complice, non pas complice (changement de ton), surtout pas complice, mais en fait ça envahit toute ma vie et même dans ma vie personnelle... on ne m’écoute pas. Et encore, au travail, j’ai le sentiment qu’on est une équipe et qu’on s’écoute entre nous et là, ce n’est pas facile, mais j'ai le sentiment quand même de faire quelque chose de bien. Mais ne pas être écoutée chez moi, ça m’est difficile.
Je me rends compte ici que le sujet de Sandrine, ce n’est pas le travail, où elle se sent écoutée, mais bien la maison. Cela change tout et détruit mon hypothèse précédente au sujet de l’angoisse inexpliquée. J’accuse réception de cette nouvelle idée, prends le temps de bien la noter et de la vérifier.
C : Je prend du temps parfois mais c'est parce que je prends des notes... Vous êtes en train de mettre l'accent d’une façon assez forte sur cette idée, Sandrine, que vous n’êtes pas écoutée chez vous. C'est quelque chose qui est, diriez-vous, très important, plus important que la non écoute au travail, qui est équivalent, ou comment...
S : Non parce que la non écoute au travail, elle n’existe pas dans le système dans lequel je suis aujourd’hui, dans l’institution dans laquelle je suis. On est une équipe et on s’écoute. Il y a des psychologues... Il y a une écoute...
C : Ok, donc vous travaillez dans une forme de système où il y a de l'écoute...
S : Alors après, comme le système plus grand ne nous donne pas de moyens, on fait ce qu'on peut mais au moins on s'entraide... et on fait ce qu'on peut. Mais chez moi, je ne suis pas reconnue, je suis fatiguée. Il y a quelque chose qui ne va pas, je ne suis pas reconnue, on ne me reconnait pas... comme si j'avais deux mondes : d’un côté, un monde professionnel où il y a des souffrances et où on considère ces souffrances et de l'autre, j'arrive chez moi et il y a une espèce de... comme un déni, quelque chose qui... Or ma mère, c'est complètement injuste qu'elle soit venue de l’étranger et qu’elle ne puisse pas vivre ce qu'elle est vraiment, qu'elle soit obligée de faire des ménages et qu’elle soit rétrogradée tout le temps. C'est une femme étrangère dans son pays, la France... et il y a plein de choses comme ça...
J’ai alors envie de dissocier la vie de ces deux femmes qui évoluent dans des contextes différents. Je ne sais pas si je fais bien mais j’ai envie de replacer Sandrine dans le contexte des femmes de son époque. Liées par la capacité d’écoute, certainement, mais pas vraiment par un parcours de vie similaire.
C : Mais là vous parlez de... vous me parlez de votre mère pas de vous, Sandrine ?
S : Oui.
C : Quel lien faites-vous entre la non écoute que vous vivez au sein de votre famille et votre maman ?
S : Et bien ma mère, elle s’est tue. Elle est effacée, c'est comme ça. C’est une femme et (long silence entre Catherine et Sandrine)... Elle a choisi de se taire, ma mère.
C : D’accord.
Je ne pose pas de question trop vite et laisse le silence permettre à Sandrine de réfléchir au positionnement, volontaire, choisi, de sa mère. J’arrive par contre bientôt au bout du temps que nous nous sommes donnés.
S : C’est un choix, parce que comme je l'ai dit à Sophie, elle a toujours dit que c’était bien comme ça.
C : C’est un choix, comme vous le dites, qui s’est fait dans un contexte très spécifique qui est celui de votre maman et son arrivée dans un autre pays. Les chemins de la migration ne sont pas des chemins faciles ou en tous cas ce sont des chemins un peu particuliers. Est-ce que votre contexte, le vôtre personnellement, ressemble à celui-là ou lui est-il différent ? Si c’est différent, en quoi est-ce que cela pourrait vous aider de réfléchir à ça ?... Ou est-ce que vous préféreriez réfléchir à la place des femmes d'une façon plus générale au sein de la famille et qui plus est, des femmes qui travaillent ?... Parce que vous avez parlé du fait que on pouvait compter sur vous. Est-ce qu'on pourrait, est-ce que ça pourrait vous intéresser de réfléchir à ça, à ces formes d'injonction qu'ont les femmes aujourd’hui ? Je parle de vous, de Sophie, de toutes les femmes qui à la fois travaillent et sont mères, épouses, etc. Ces injonctions qui leur sont faites d'être fortes et d'être aussi fortes à la maison qu’au travail. Est-ce que c’est une piste qui pourrait vous intéresser ?
J’ai deux pistes : considérer que sa vie se fait dans un autre contexte que celle de sa mère et voir ce que cela pourrait éventuellement changer pour Sandrine. Ou discuter la place des femmes dans notre société moderne et l’injonction d’être forte. Je ne comprends pas très bien la réponse que j’obtiens mais je n’ai plus vraiment le temps de questionner au-delà. Par contre, pendant tout cet échange, Sandrine dit très souvent qu’elle « en a parlé à Sophie ». J’ai parfois un peu l’impression de ne servir à rien... Mais je ne me vexe pas, imaginant à quel point Sandrine va apprécier, grâce à moi, que Sophie se rappelle de ses histoires, montrant ainsi qu’elle l’a écoutée. Mon but devrait peut-être encore plus consister à montrer que Sophie a écouté, compris, reconnu, au point de le « jouer », que de trouver des pistes nouvelles pour avancer.
S : Oui, je me souviens avoir parlé à Sophie d’une famille avec un enfant qui a été souvent placé, une famille avec beaucoup de soucis, et comme on n’avait pas les moyens et que la mère avait plein de soucis, elle était dysfonctionnelle. Il y avait plein de soucis avec la maman mais elle était là et des fois quand elle revenait, elle était là pour l'enfant. A un moment, je me suis dit qu’il fallait que je lui redonne de l'importance, qu’il fallait travailler avec elle. Je peux pas faire sans la mère, il faut que je travaille avec elle. Puisque le système ne le permet pas, il faut que je redonne du pouvoir à la mère. Peut-être que ça pourrait être intéressant effectivement de faire ce travail entre ce qu'a vécu ma mère et ce que je vis moi dans cette famille et aussi l'importance que j'accorde dans mon travail. Il est très difficile mon travail. Il est quand même difficile, plein de souffrances. J'ai envie de travailler avec les mères qui sont là puisque le système ne va pas les aider pour leur redonner du pouvoir sur leur vie, pour essayer de les aider avec leurs enfants puisque de toute façon... Ouais c'est une piste qui pourrait...
C : Ce qui me vient, Sandrine, c'est qu’on compte beaucoup sur nous, les femmes, on se doit d’être fortes, et ça, on pourrait en parler. Ca me ferait du bien, même à moi, de parler de ça. J'arrive au bout de cette conversation, Sandrine, et je voudrais juste dire que ça me paraitrait important, à partir des réflexions de ce petit bout de conversation qu'on a eue, d’aider d’autres femmes à discuter ces idées de force et cette façon qu’on a de compter sur elles, leur ôtant la possibilité de se plaindre. On pourrait se dire qu’être une femme forte, c'est chouette. Oui, mais les mamans que vous décrivez qui sont parfois là et parfois pas là ont le droit d'être maman, même si elles sont moins fortes. Voilà où j'en suis de mes pensées. Sandrine, est-ce que ce serait ok pour vous qu’on arrête là ou est-ce que vous avez envie de rebondir sur ce que je dis avant qu'on se quitte ?
S : c’est ok pour moi d’arrêter là. C’est vraiment ok pour moi d’arrêter là. Merci beaucoup.
Je comprends que Sandrine ait pensé qu’il valait mieux arrêter car ma dernière intervention relève un peu du bla bla... mais je n’ai jamais su conclure...
C : Alors Sophie... si tu veux bien revenir...
S : Oui ce n'est pas facile...
C : Comment te sens-tu ? Peut être qu’on peut... ou non c’est ok, on continue l'enregistrement.
S : À la fin, je me suis sentie, en tant que Sandrine, un peu apaisée, quelque chose est apparu, quelque chose d’apaisant.
C : Pour débriefer sur l'exercice lui-même, c'était comment d'intervenir en tant que Sandrine ?
S : Ce n'est pas si facile parce que quand on fait les conversations en tant que thérapeute, on est partie prenante dans la conversation et des fois on choisit des pistes et des fois d’autres... donc ce n'est pas facile d'être de l'autre côté mais en même temps, tes questions et moi en tant que Sandrine m’ont ouvert à d’autres cheminements. Il va falloir que j'analyse un peu avec du recul mais...
C : Ce serait bien de faire cette analyse avec Sandrine, après lui avoir fait écouter cet échange.
S : Exactement, je trouve très important plus ça va de co-construire quelque chose avec la personne. Je lui propose de co-construire avec elle. Et Sandrine, c'est une femme très chouette. Et vraiment, oui le sentiment que j'ai ressenti, c'est qu'on ne lui donne pas la parole. Bien sûr qu'elle doit ressentir des choses. Elle ne peut pas les dire et elle ne peut pas se reposer, elle ne peut pas être faible.
Partie 4 – Effets de cette pratique sur la suite des échanges entre Sophie et Sandrine – Sophie
À la suite de cette supervision, je décidai donc de me servir de cet échange pour notre travail, en le faisant écouter à Sandrine.
Ne sachant pas trop où j’allais, expérimentant pour la première fois cette pratique, j’espérais qu’il pourrait faire avancer nos échanges. Je choisis de l’employer comme on peut le faire parfois de la documentation que l’on écrit pour nos clients et qui reflète nos entretiens. Bien sûr, cette fois-là, elle n’avait pas participé à l’entretien. Je décidai de lui faire écouter l’enregistrement (débarrassé de nos commentaires en supervision), de préparer mon entretien et de voir où cela allait nous mener.
Je préparai un déroulé de questionnement dans l’intention de celui du témoin extérieur, développé par White. Il me semblait évident que par ce jeu, elle devenait à son tour le témoin bien particulier de ce que moi, en tant que Sandrine, avais dit d’elle. Comme ces miroirs qui reflètent d’autres miroirs. À l’issue de cela, j’ambitionnai qu’elle puisse saisir les pistes proposées par Catherine ou bien peut-être trouver de nouvelles pistes... en ouvrant de nouvelles portes.
Il s’avère que Sandrine a nommé cet échange que nous avons vécu : Miroir.
J’ai pris le soin de lui expliquer le contexte dans lequel nous avions réalisé cet « entretien au témoin intérieur » avec Catherine, suite à ma demande faite en supervision. Je savais qu’elle pouvait comprendre, étant elle-même régulièrement en échange avec une équipe pluri-disciplinaire pour son travail, psychologues, etc. Je lui ai aussi expliqué que je pouvais m’être trompée et que je m’en excusais par avance mais qu’elle n’hésite pas à le dire, car elle avait voix au chapitre. Il ne s’agit pas d’une technique d’envoutement ou de magie. Je fais toujours attention, comme enseigné dans les pratiques narratives, à considérer le client comme l’expert et à lui permettre de me dire si je me trompe.
Il s’avère que ce jour-là, j’ai été surprise. J’ai vu Sandrine arriver sans sa bouteille d’eau et un peu plus souriante. Que s’était-il passé ? Finalement, est-ce que je n’avais pas autant tourné en rond que cela ?... Comme d’habitude, elle a pris place dans le fauteuil.
J’ai commencé avec elle l’écoute de l’enregistrement, ce qui me troublait un peu car j’avoue que je n’étais pas très rassurée à cette idée. Et si je m’étais complètement trompée ? Elle était très à l’écoute et très concentrée comme à son habitude.
Dès les premiers instants, elle a commencé à pleurer. J’ai noté sur mon carnet l’instant où cette émotion est apparue, coïncidant avec le passage des enfants qui souffrent. Etait-ce une piste que nous aurions pu explorer ?
J’ai besoin d'être écoutée. J’écoute beaucoup les autres. J’ai une famille, des enfants, un métier qui n’est pas facile, que j'aime beaucoup parce que j’aime aider les autres. Les enfants qui souffrent, pour moi, c'est… c'est quelque chose qui me touche énormément.
Je me promets de lui poser la question une fois l’écoute de l’enregistrement terminée. J’avais prévu de lui demander ce qui l’avait particulièrement touchée à l’écoute de celui-ci, ce qu’elle avait particulièrement retenu, comment cette écoute d’elle à travers moi pouvait la faire avancer, quelles pistes pourraient être explorées grâce à cela ? Mais je lui ai demandé ce qui avait suscité son émotion au moment du passage sur les enfants qui souffrent.
Elle a répondu que ce n’était pas tant le sujet que le fait qu’elle se soit sentie reconnue et entendue. Elle a été très émue de s’entendre parler. Elle a même employé l’expression : « J’ai pu lire en elle ». « Lire en elle » est une drôle d’expression, je songe. Comme si elle avait eu accès à une histoire, comme on lit un livre. Elle a dit aussi que l’écoute avait de la valeur pour la personne qui est en face.
Ainsi Sandrine est elle-même entrée dans le jeu d’elle à travers moi. La vulnérabilité l’a beaucoup émue. Cette situation l’a beaucoup touchée. Et elle a ouvert alors une porte qui n’était jamais apparue jusque-là.
Cela a commencé par : « j’ai le sentiment d’être arrivée au bout de quelque chose ».
Elle décrit alors une situation qui a mal tourné pour une famille et dont elle a été partie prenante. Habituellement, elle prend beaucoup de soin à créer des liens avec les familles avant d’entamer quoi que ce soit. Elle prend le temps de les écouter. Or, on avait exigé d’elle qu’elle fasse un signalement pour une famille qu’elle rencontrait pour la première fois. Elle n’était pas d’accord de le faire sans nouer un lien préalable avec la famille, sans la connaître. Par expérience, elle sait que ce sont les conditions nécessaires pour que cela se passe bien pour l’enfant et que le signalement n’est pas forcément une solution. Les conséquences avaient été désastreuses pour l’enfant, la famille et finalement pour elle-même. Elle n’a pas pu créer le lien, si important pour elle, qui aurait permis le travail d’accompagnement par la suite.
À ce moment de la conversation, Sandrine commence à se poser la question de l’écoute vis à vis d’elle-même, la question de sa charge mentale et du fait qu’elle aimerait être plus écoutée, au sein de sa famille notamment. Elle a deux enfants en bas âge et comme beaucoup de femmes, c’est elle qui s’occupe d’eux le soir, pour le repas, le bain, le coucher, etc. Elle parle de son équilibre entre famille et travail, elle commence à envisager de ré-aménager son temps de travail. Elle parle du fait d’être écoutée et de s’écouter comme un besoin vital pour elle, « pour exister ».
Nous terminons par ces idées, le fait qu’elle a besoin de s’écouter, besoin de lâcher la pression, y compris au sein de la famille. Cette conversation permet de mettre en lumière que le sujet n’était pas uniquement de ne pas se sentir écoutée chez elle, mais aussi le système dans lequel elle évolue aujourd’hui professionnellement qui ne correspond pas ou plus à ses valeurs. L’écoute, la création de liens sont des valeurs et des compétences qui lui permettent de sentir, entre autres, lorsqu’une tension se crée pendant les entretiens et d’y apporter une réponse simple, comme donner un verre d’eau, pour prendre soin de l’autre, de son collègue.
Ce qu’elle a réalisé lors de cette conversation l’a été dès les premiers instants qui ont suivi l’écoute de l’enregistrement, quand elle a déclaré, émue, « qu’elle s’était sentie reconnue, entendue et qu’elle avait le sentiment qu’elle était arrivée au bout de quelque chose. »
Je dois ajouter que les erreurs que j’ai pu faire sur les détails de sa vie pendant l’interview de Catherine n’ont pas eu tant d’importance dans le processus et ont été très sereinement balayées dès le début.
Le reflet, le miroir, image employée par Sandrine pour définir ce qu’elle avait vécu lors de cette conversation est une métaphore intéressante car si elle a pu se voir à travers moi, qu’est-ce qui a fait qu’elle ait pu se sentir reconnue, qu’est-ce que j’avais su reconnaitre d’elle, qui était peut-être dû à ma propre histoire, mon histoire de femme, et sûrement à l’histoire de nombreuses femmes ? J’ai partagé avec elle son émotion, que je pouvais reconnaitre de l’intérieur. En même temps, à travers moi, elle pouvait se reconnaître. Et ainsi nous nous rejoignions.
« Avoir pu lire en elle », cette métaphore me plait beaucoup, comme si cela redonnait du sens à une histoire...
Pour ma part, j’ai l’impression qu’une porte s’est ouverte.
Partie 5 – Ajout théorique suite aux retours d’expérience de Sandrine et Sophie – Catherine, Sophie, avec l’aide de David Epston !
Quand Sandrine dit qu’elle a pu « lire en elle » - j’ajouterais « de l’extérieur » - et que Sophie est attirée par cette expression, ce que je (Catherine) ne trouve finalement pas étonnant étant donné sa formation initiale en anthropologie et ethnologie, me revient en mémoire l’histoire de Kirsten Hastrup, professeur d’anthropologie à l’Université de Copenhagen, histoire que rapporte David Epston dans l’article : Insider Witnessing Practices: Performing Hope and Beauty in Narrative Therapy: Part Two (les pratiques du témoin intérieur : mettre en scène l’espoir et la beauté en thérapie narrative : 2ème partie). Cet article, co-écrit avec Tom Carlson, est consultable en ligne. J’apprends après coup que Sophie l’a lu et qu’elle a fait des liens forts entre l’histoire de Kirsten et cette expérience de témoin intérieur.
Plutôt que d’en parler moins bien que David, j’ai pris le temps de traduire rapidement les extraits correspondants suivants (mais peut-être l’article avait-il déjà été traduit dans son intégralité, je n’ai pas vérifié) :
En 1995, je (David) suis tombé par hasard sur un chapitre d’un livre d’Hastrup, Passage vers l’anthropologie. […] Hastrup raconte comment le groupe Odin Teatret du théâtre de Copenhagen, dirigé par Eugenio Barba, l’a contactée en 1987 avec une approche inhabituelle, proche de l’IWP, pour créer une représentation théâtrale « de mon histoire » (Hastrup, 1995, p 127).
[…] Elle a alors débuté une série de rencontres avec les membres de la compagnie théâtrale. Ils lui ont posé des questions comme : que chantiez-vous enfant ? Comment appelle-t-on les vaches en Islande ?, ils ont pris beaucoup de notes et créé un langage commun. Puis Barba a souhaité qu’Hastrup raconte, pendant ces rencontres, « les 21 événements les plus importants de ma vie ». Elle a relevé que « ces événements venaient sans aucun lien entre eux, et j’ai vu que ma vie avait en réalité été un processus et pas seulement une série de séquences... M’écrire me produisait à la fois comme texte et comme personne » (p 131-133).
Elle s’est rappelée « qu’au fur et à mesure que le groupe avançait dans la création, elle vivait un degré croissant de décentrage de soi et ne parvenait pas à imaginer quel rôle Kirsten allait jouer. On ne m’avait donné aucun indice sur la pièce… J’avais le sentiment que Kirsten débutait une vie indépendante. » Quelques mois plus tard, elle est finalement invitée à une répétition lors de laquelle « j’ai regardé, ri et pleuré […]… le plus important était que j’étais jouée par une autre femme » (p 134).
Sa première réaction en voyant cette représentation d’elle-même fut pleine de surprise et pourrait s’avérer très pertinente dans le cadre de l’IWP : « En fait, quand j’ai vu Kirsten sur scène, elle n’était plus moi. Elle était non-moi (p 134) ». Après avoir assisté à d’autres représentations, Kirsten a écrit :
« Comme mes larmes en ont témoigné, j’étais bouleversée par la façon dont le groupe avait saisi l’essence de mes histoires. Ils avaient raconté la vérité sur Kirsten mais ce n’était pas moi... Cela m’a permis de me voir plus distinctement qu’avant. À travers cette vision sélective de non-moi, ma réalité devenait plus concentrée. Mais il y avait une fêlure dans le miroir qui permettait d’entrevoir une autre réalité, séparée : une réalité de non-moi. J’en étais enchantée. La présence des autres spectateurs conduisit à une incroyable réorientation de ma façon de voir Kirsten sur scène : elle n’était plus non-moi mais était devenue non-non-moi. C’est généralement le cas de toutes les performances théâtrales : elles rencontrent leur audience en étant à la fois non-réelles et non-non-réelles (p 136). […] Kirsten n’était ni mon double ni une autre. Elle renouvelait ma biographie d’une façon originale, en étant à la fois non-moi et non-non-moi. Je n’étais pas représentée, j’étais jouée (p 141). »
[…] Hastrup conclut ainsi : « J’étais devenue une invention de moi-même... Barba avait questionné et étendu mon identité d’une façon à peine perceptible mais qui m’a conduite à une série d’initiatives que je n’aurais jamais considérées possibles autrement. J’étais sans doute devenue plus qu’un personnage (p 144). »
En conclusion, et pour aller plus loin dans la déconstruction des méthodes de supervision (ou d’intervision ou d’altervision, peu importe le nom), ne pourrions-nous pas poser une question encore plus vertigineuse :
Quelle est la raison qui fait que la personne dont le sujet est traité en supervision est justement celle qui n’est pas présente, en tout cas lorsque l’objet de la supervision porte sur une situation d’accompagnement précise ? Pourquoi passer par un enregistrement ? D’où vient, dans l’histoire des psychothérapies, du coaching et du travail social, cette idée que la supervision se fait sans la personne (ou la famille ou l’équipe) dont la situation est examinée ? Comment est-ce que cette pratique s’est construite, sur quelles fondations ? Peut-on imaginer faire sauter des verrous supplémentaires (que les équipes réfléchissantes en thérapie familiale, puis les pratiques des témoins extérieurs et intérieurs en thérapie narrative ont déjà bien entamés) tout en conservant éthique professionnelle et protection des personnes et de ceux et celles qui les accompagnent ? La personne (ou la famille ou l’équipe), ne serait-elle pas la première à disposer d’atouts intéressants pour superviser son ou sa propre coach / thérapeute / service social ? Ou au moins être présente ? Avec la pratique que nous décrivons dans cet article, ne demeurons-nous pas encore dans une forme de position de pouvoir, légitimé par du soi-disant savoir, absolument opposée à l’objet des Pratiques Narratives, i.e. : replacer la source du savoir utile au retour de l’initiative personnelle, chez nos clients / patients / bénéficiaires ?